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Tout feu tout flemme
 
Menn Malkowitsch est un faussaire. Un spécialiste des faux-semblants qui travaille à l’envers. Au lieu de produire du faux à partir du vrai, c’est en partant du faux qu’il tente d’extraire une once de vérité. S’il part du faux et non du vrai, c’est qu’il en est entouré et qu’il est lui-même un contrefacteur de premier ordre. Au travail comme dans sa vie privée, il doit simuler pour se maintenir à flot. D’ailleurs, les mensonges prennent une telle ampleur que, entre la vacuité et la superficialité de ce qui alimente son existence, les braises de l’enfer consument son identité. Vous êtes perdu ? Lui non plus ne sait pas très bien où il en est. Heureusement, il y a les exemples concrets qui peuvent servir d’illustration. Prenons un objet du quotidien. Disons : un flacon de parfum. Ou d’eau de toilette. Ou, pire encore dans la hiérarchie olfactive, d’aftershave. Là où Menn Malkowitsch travaille, les gens sont affairés et stressés. Dans le bureau de l’agence de communication qui l’emploie, il fait chaud, l’air est malsain, ça empeste la putréfaction et la lotion après-rasage de ses collègues. C’est depuis ce « trou » que Menn Malkowitsch participe à l’élaboration d’une vaste campagne de « nation branding », autrement dit de promotion nationale orchestrée par l’État. Officiellement, il s’agit de redorer l’image de marque de son pays. Officieusement, « redorer » signifie ici « donner une valeur marchande », et l’image de marque est à prendre au pied de la lettre : créer une marque à partir d’images. Tout cela, Malkowitsch le décrypte. Il n’est pas dupe. Toutefois, il en est là. Et son regard critique ne l’empêche pas, un jour où il se sent maussade et pas très frais, de pousser les portes d’une parfumerie pour se procurer une eau de toilette. Il compare les lieux à une pharmacie hors de prix ; il dévisage une vendeuse francophone masquée par le maquillage ; il finit par choisir une fragrance parmi une sélection dont il ignore les critères ; il manque de s’étouffer lors du passage à la caisse et repart avec l’une de ces « Wässercher », échantillons compris, lesquels ressemblent à des « ampoules de poison » et sont offerts de mauvaise grâce. Tout cela, dirait-on, contre son gré, et pour finalement reproduire un geste qu’il méprise : camoufler la puanteur derrière une synthèse d’éléments artificiels. Un geste qui, d’après ses nombreuses observations, gouverne la société pourrie dont il fait l’autopsie. Jusqu’où en est-il lui-même imprégné ?
Dans le chapitre suivant, Menn Malkowitsch se retrouve en consultation. Il est question d’un rêve et de l’enfance. Dans ce rêve, ou plutôt ce cauchemar, le personnage se perd dans les dédales d’une ville. Il transpire. On lui fait remarquer qu’il sent mauvais. Il entre dans une droguerie et achète un flacon d’Eau de Toilette Heidegger. Pour être à nouveau en odeur de sainteté, il suffit d’une essence philosophique vendue en absolue. Au diable les idées. « Jidderee seng eege Marque. » Et Menn, comment se vend-il ? Le thérapeute demande au patient s’il éprouve souvent le sentiment de se perdre dans un labyrinthe. « Zäitweis », répond Malkowitsch.
Par la suite, le personnage se perd de plus en plus. Marqué au fer de la publicité, Menn Malkowitsch souffre d’une sorte de « burnout ». Une surchauffe de l’organisme suite à un trop-plein de « branding ». Il se trouve que « Branding » est aussi le nom d’un designer qui rejoint le projet du même nom dans le chapitre 5. Un homme qui endosse le stress des autres, soit l’équivalent de l’odeur d’une vingtaine de chemises trempées de sueur. Lui aussi se déverse une lotion sur le corps. Elle évoque un mélange de poivre fumé et de thé au jasmin bouilli. Ou de feu de forêt, suggère une collègue de Menn. « Sti mer net schonn all a Brand ? Verbrannt fir de Branding, yuppih ! » En dernier recours, Malkowitsch distille une bonne dose d’ironie pour étouffer le feu qui grignote ses combustibles.
Il apparaît que, bien que ce soit son fort, la réflexion ne mène pas Menn Malkowitsch bien loin. Elle surgit, elle abonde. Elle est tout aussi vite abandonnée. Le personnage se livre en pièces détachées et réfractaires à tout assemblage. D’un bout à l’autre, ce qui manque à Menn Malkowitsch, c’est le feu sacré. Au lieu d’une flamme, il a la flemme. Amputé de toute volonté, on ne peut déceler en lui aucune intention. Alors, il plonge dans la sensualité. D’abord sexuelle. Mais aussi sensorielle. Parfois réunies, comme dans le manuel d’érotologie arabe Le Jardin parfumé qui figure parmi ses ouvrages de référence. Parfois hallucinatoire, comme nous le montre l’opulence d’une séquence de perception olfactive aiguë relatée sous le titre « Dag vum Näischt » (« Jour du néant ») dans le chapitre 6. Il ne s’y passe pas rien, puisque Menn Malkowitsch, se baladant dans Luxembourg-ville, est soudain happé par un divin nuage parfumé, « eng Zort séiss Lëftchen, en Hauch vu parfuméierte Wënsch, duuss, awer iergendwéi och rabiat, wéi wa ganz op emol d’Sonn méi waarm gi wier oder iergendwou nei Sauerstoffkrinn opgedréit oder soss mysteriéis Substanzen ënnert d’Vollek gemëscht gi wieren, déi all Foussgänger euphoresch gestëmmt hätten. » Ce nuage euphorisant lui fait miroiter un paradis de consommation, royaume de Monsieur Kenzo et Madame Chanel. La béatitude, bien sûr, devient béance, puis dissonance.
Il reste à Malkowitsch une arme fatale : la patience. Elle se confond parfois avec la passivité. Alors qu’elle pourrait le retarder, Menn considère, au contraire, qu’elle lui donne une longueur d’avance : « Dat ass et vläicht, wat ech deenen Anere viraus hunn : Gedold. » Il faut battre le fer tant qu’il est chaud. Mais dans l’univers de Menn Malkowitsch, l’on ne sait si c’est pour le former ou le déformer. Car tout est une question de perception.
 
Ludivine Jehin
 
→ Nico Helminger, Kuerz Chronik vum Menn Malkowitsch sengen Deeg an der Loge. Erzielungen, Luxembourg, Éd. Guy Binsfeld, 2017


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O comme Otkolonn 

Ce sont les années du premier concert des Rolling Stones, du Happy Birthday Mister President de Marilyn Monroe et de son décès, de la crise cubaine, du second concile du Vatican, du téléphone rouge, du discours de John F. Kennedy à Berlin et de son assassinat. Des événements qui marquèrent 1962-63, quelques lointains échos résonnent dans l’univers d’un garçon de douze ans. Il écoute le premier tube des Beatles, Love me do, sans comprendre un mot d’anglais et conçoit une menace russe en ignorant tout de la guerre froide. Sa guerre, c’est celle des boutons qui remplacent frauduleusement les pièces de monnaie lors de la collecte à l’église et les chemisiers de femme derrière lesquels se cachent des découvertes insoupçonnables.
À l’échelle mondiale, les années 1960 laissent un sillage intense. Le musc animal et le patchouli dispensent exotisme et volupté. En revanche, à Esch-sur-Alzette où vit Norbi Welscheid, le jeune protagoniste du roman Perl oder Pica (1998) de Jhemp Hoscheit, l’encens ne risque pas de quitter les mains du curé pour alimenter l’incandescence hippie. Dans le coin parfumerie de la librairie-papeterie de son père, les étagères ne tolèrent que des valeurs sûres. Parmi elles, le savon « Speik », le plus cher, et l’eau de Cologne qui, aux oreilles de Norbi, se transforme en « Oooo de Cologne » ou « Otkolonn ». Ujène Welscheid en propose deux concentrations (50 % et 75 %), au choix et au litre, ce qui fait son succès et la place parmi les meilleures ventes de la boutique familiale. L’eau prodigieuse draine des fidèles qui, par souci d’économie, viennent au besoin remplir leurs flacons. Ils mettent à l’épreuve la dextérité de celui qui doit transvaser le précieux liquide. Quand c’est Norbi qui s’y colle, la manœuvre occasionne quelques pertes odorantes qui imprègnent le comptoir du magasin. Au-delà, les notes d’agrumes de l’élixir se répandent dans toute la ville et en constituent, dans l’esprit de l’apprenti-vendeur, l’identité olfactive : « Ganz Esch richt no Kölnisch Wasser. Et ginn der, déi buede sech dran. All Mënsch reift sech domat an. »
Forte d’une tradition séculaire, l’eau de Cologne, autrefois vantée pour ses vertus médicinales, puis prisée pour son effet rafraîchissant et son discret sillage, répond aux vertus traditionnalistes qui, encensées par la trinité magistrale du père, du curé et de l’instituteur, régissent le microcosme du roman. Faible en essences, elle ne porte pas à conséquence. Or, dans une ville où l’ère du soupçon de l’après-guerre perdure plus de quinze ans après la fin du conflit et où l’emprise de l’église catholique régit jusqu’aux sphères les plus intimes de la vie privée, il ne fait pas bon attirer l’attention. Le maniement des flacons de parfum, du verre doseur, des clients impatients et de l’exigence paternelle balisent l’apprentissage rigoureux et étriqué réservé à Norbi, pour qui une revue ou un film interdit constituent de rares échappatoires organisées en contrebande.
De tous les maux d’une société répressive et culpabilisante, c’est l’ignorance qui taraude le plus Norbi Welscheid. Le jeune garçon peine à comprendre l’obsession des chasseurs de « Preisen » (« boches ») comme il bute sur la prononciation française de la Kölnisch Wasser. « Wa mäi Papp et seet, spiert een de Geroch vum Otkolonn schon am Wuert. "Probéier mol nach eng Kéier !" "Kölnisch Wasser.", soen ech. Dat seet sech besser. "Du léiers et ni." » Son incompréhension des mécanismes de rancœur engendrés par l’occupation nazie favorise la méfiance naturelle que lui inspire la chasse au collaborateur arbitraire pratiquée dans son entourage. Et si son père l’enjoint à prononcer « eau de Cologne » et non « Kölnisch Wasser », le semblant d’épuration que ce dernier applique à une senteur imprégnée d’influences à la fois italiennes, françaises et allemandes, camoufle mal une hypocrisie évidente.
Lors de l’adaptation cinématographique du roman réalisée par Pol Cruchten en 2007, les scènes incluant l’eau de Cologne ont été coupées au montage. Il est vrai que dans Perl oder Pica, l’odeur de l’eau de Cologne n’a pas le monopole olfactif. Elle côtoie les relents d’œuf pourri d’une boule puante lancée en classe, les réminiscences de lait brûlé qui émanent de l’hôpital, les effluves de l’Harpic utilisé dans les toilettes familiales ou encore le parfum de rose du savon Palmolive qui se répand lors d’une cérémonie de mariage. Il est vrai aussi qu’elle ne joue pas un rôle décisif dans le récit. Et pourtant, à la différence d’autres effluves, ses apparitions sont récurrentes et permettent de ponctuer des étapes importantes du cheminement initiatique. Quand, au début du roman, elle symbolise encore un outil de transmission du père à son fils, vers la fin, elle sert à ranimer un client. Elle ramène à la conscience. Elle pourrait tout aussi bien, un jour, éveiller ou vivifier les consciences. Dans les derniers chapitres du roman, Norbi refuse de se faire couper les cheveux trop courts, tandis que sa mère impose un maillot échancré à l’autorité paternelle. « Si huet hiren neie Maillot un, an ech hunn d’Hoer hanne méi laang. Mir waren allenzwee net hannescht. » Difficile, pour un film, de matérialiser le sentiment qui réside dans une phrase telle que « Et läit eppes an der Loft » : celui du vent qui tourne et que l’écrit fait sentir avant qu’il ne devienne perceptible. Bientôt, pour Norbi Welscheid, l’odeur de sainteté de l’eau fraîche d’antan s’évaporera avec les derniers signes de l’enfance.
 
Ludivine Jehin
Voir :
Jhemp Hoscheit, Perl oder Pica. Roman, Esch/Alzette, Éd. Schortgen, 2017.
Jhemp Hoscheit, Perl oder Pica. Vum Buch zum Film. Eng Chronik 1996 – 2006, Galerie-Dok, Differdange, Centre culturel de Differdange, 2009.
Perl oder Pica (film), réalisation Pol Cruchten, scénario Viviane Thill, d’après le roman de Jhemp Hoscheit, Luxembourg / Autriche, Amour fou / Red Lion, 2007.

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